

Depuis la publication du hashtag #MeTooInceste, les témoignages d’adultes victimes de violences physiques ou sexuelles durant leur enfance se multiplient. De gros efforts ont été réalisés ces dernières années pour libérer la parole des adultes, et la priorité accordée par ce quinquennat aux violences faites aux femmes donne déjà des preuves de résultat. Tout cela est une excellente chose, mais que faisons-nous pour les victimes enfants, qui deviennent plus tard ces adultes cabossés ?
Dans notre société, la parole de l’enfant est systématiquement rabaissée. D’ailleurs, l’enfant lui-même est systématiquement mis de côté : dans de nombreuses familles, il n’est pas à la même table aux repas, du moins avant un certain âge, il n’est considéré par aucune politique publique, il n’est même pas au centre de la réflexion sur l’enseignement qui lui est dispensé à l’école, cette dernière étant encore focalisée sur le modèle maître qui préside, élève qui reçoit passivement.
Disons-le carrément, un enfant, dans notre société, ça ne sert à rien, ça ne vote pas, ce n’est presque pas une personne. Nous ne mettons pas ici en cause les capacités et les bonnes volontés des parents ni celles des enseignants, mais la persistance tenace d’un modèle traditionnel, dont aucune étude pédo-psychologique, aucun courant éducatif n’est parvenu(e) à venir à bout.
La cause de l’enfance doit donc certes devenir une cause politique majeure, mais elle doit surtout devenir une cause sociétale. Nous ne pouvons pas tout demander à nos politiques, nous devons également faire face à nos propres paradigmes, et les changer s’ils sont mauvais. Quand on voit les levées de bouclier auxquelles fait face la moindre mesure en faveur de l’éducation sexuelle des enfants, ou de l’apprentissage de ce qu’est une infraction et des limites à fixer aux comportements d’autrui, on est en droit de se demander quel genre de société nous voulons pour l’avenir !
Nous ne pouvons pas demander que leur parole se libère et les maintenir dans un « monde de bisounours » où on ne leur explique jamais rien et on les oblige à continuer de garder le silence ! Un enfant peut tout entendre et tout comprendre, si on utilise un langage adapté à son âge. Cessons de vouloir les « protéger » des mots et protégeons les des actes !
N’oublions pas que les enfants en souffrance d’aujourd’hui seront les citoyens bancals de demain, d’autant plus bancals qu’ils n’auront pas été écoutés et pris en charge le plus tôt possible. Arrêtons donc de croire qu’un enfant qui parle dit forcément n’importe quoi, que pour un cas de violences avéré, des dizaines de témoignages ne seront que des mensonges et du vent. Les lettres récoltées dans les boîtes aux lettres de l’association Les Papillons prouvent le contraire : un enfant n’écrit pas pour le plaisir de dénoncer, mais parce qu’il en a besoin, parce que quelque chose l’y pousse comme une nécessité.
Qu’avons-nous à perdre à faire confiance à la parole des enfants ? Combien de faits divers faudra-t-il encore pour que celle-ci soit légitimée aux yeux de tous ?
Suite à la publication du hashtag, le Ministre de l’Éducation Nationale a promis de faire de l’école un lieu de libération de cette parole, une sorte de sanctuaire. Pourtant, si enseignants et directeurs sont partants pour entrer dans cette démarche et pour souscrire aux dispositifs qui leur sont proposés de l’extérieur, comme ces boîtes aux lettres, la « bureaucratie éducative » éloignée des enfants, éloignée du terrain, ne cesse de freiner ce genre d’initiative, alors que, pour celle que nous citons, elle fonctionne pleinement !
Il semble qu’il règne une certaine peur, au sein de ce cénacle : peur de se voir accuser de mal faire son travail, peur de constater l’ampleur du phénomène, que ce soit le harcèlement scolaire ou les violences intrafamiliales, et de devoir avouer que personne n’a rien vu, ou que, même en ayant vu – car les faits de violences sur mineur sont rarement sans témoins –, personne n’est formé à agir face à ce type de situation, personne n’ose prendre à sa charge la détresse de ces enfants.
Il faut sortir de ces craintes centrées sur l’adulte, autrement dit de protéger les adultes ! Personne, en dehors des bourreaux, n’est à accuser dans ce genre de cas, c’est au contraire d’un « front uni » dont nos enfants ont besoin, et de moyens variés pour pouvoir s’exprimer.
En tant qu’ancienne victime, moi, Laurent Boyet, je sais qu’un enfant va privilégier l’écrit sur l’oral, car les mots de l’écrit lui sembleront plus faciles à maîtriser que la confrontation orale avec l’adulte – surtout si cet adulte est dans la posture méfiante dont nous avons parlé à son égard. Les boîtes aux lettres répondent à ce besoin d’introduire l’écrit dans le processus de prévention et de repérage de ces violences. Cela n’entre en aucun cas en concurrence avec les professeurs, non plus que cela ne les stigmatise, puisqu’ils sont tenus au courant des contenus des lettres, et les bénévoles des « Papillons » ne jouent qu’un rôle de facteur entre les enfants, les établissements et les CRIP (Centre de Recueil des Informations Préoccupantes), habilités à déterminer la gravité de chaque témoignage et les suites à mettre en œuvre pour remédier au problème.
De même, l’intervention de policiers dans les écoles dans un but d’information et de rétablissement d’une autorité de confiance n’irait aucunement à l’encontre du projet éducatif des établissements, mais fournirait à certains enfants, à certains jeunes, voire à certaines familles, un recours supplémentaire, une figure d’adulte différente, afin d’éviter certaines dérives.
L’enfance doit redevenir un territoire sacré, sacralisé, non par l’absence de mots, dont les enfants ont besoin en abondance, mais par l’absence de gestes déplacés et/ou violents. Chaque enfant doit pouvoir disposer de son corps et de sa parole comme il l’entend, nous devons valoriser cela, inscrire cela dans notre pédagogie, aussi bien scolaire que privée. Cela seul leur permettra de s’investir pleinement et en confiance dans le processus démocratique. Aucune direction économique, écologique, sociale, n’aura de chance d’advenir sans ce raccommodage préalable de l’humain, car on ne construit pas un monde meilleur sur des blessures, on ne bâtit pas la paix sur de la colère tue et des traumatismes rentrés.
